Urbanisons le numérique
4/9/2024
Les deux think-tanks Digital New Deal et Terra Nova publient ensemble un rapport « Plaidoyer pour les grandes oubliées » dédié à la question trop méconnue des infrastructures publiques de partage de données. Selon Laura Létourneau, l’auteure de ce rapport, il faut penser ces infrastructures numériques en termes d’urbanisation. Comme dans une ville où les maisons ne sont pas faites par les pouvoirs publics mais doivent respecter le code de l’urbanisme en se raccordant aux réseaux d’eau, d’électricité, de gaz…, le numérique doit bénéficier lui aussi d’infrastructures publiques qui urbanisent l’échange de données.
Sortons des bidonvilles numériques
Il est parfois des injustices si sournoises qu’elles se faufilent sous les radars des plus avertis. Tandis que l’on parle avec grandiloquence d’intelligence artificielle et de toutes ces merveilles numériques qui dessinent un monde d’algorithmes étincelants, il existe des fondations silencieuses qui, elles, passent inaperçues. Ces fondations, ce sont les infrastructures publiques de partage de données. Invisibles, discrètes et pourtant essentielles à l’édifice numérique qui se dresse peu à peu sous nos yeux.
Dans un monde où tout semble courir après l’innovation la plus flamboyante, où chaque élu rêve de couper le ruban rouge d’un bâtiment érigé à la gloire du progrès, qui se soucie encore des réseaux d’eau ou d’électricité ? Et pourtant, sans ces réseaux invisibles, les plus belles constructions s’effondreraient dans un chaos innommable. Le parallèle est ici inévitable : les infrastructures numériques, à l’instar des canalisations souterraines et des lignes électriques, sont les veines d’un corps social moderne en perpétuel mouvement.
Il est grand temps, nous dit ce rapport, de corriger cette vision déformée du progrès. De reconnaître que ces infrastructures sont, en réalité, les héroïnes méconnues de nos politiques publiques. Prenez par exemple dans le domaine de la santé, le système SI-DEP, mis en place durant la crise du COVID-19 pour le dépistage : son rôle a été aussi crucial que discret.
Un système à réinventer
« Urbaniser le numérique » est bien plus qu’une simple formule. C’est une invitation à repenser notre manière de construire ce monde digital en expansion. Urbaniser, c’est structurer, donner forme, établir des règles éthiques, humaines, qui font du numérique non pas un simple outil technologique, mais bien un levier au service de la société. C’est organiser ces flux immatériels de données avec la même attention que celle que l’on accorde à l’aménagement des villes, afin que les ponts, les routes et les bâtiments numériques soient aussi solides que fonctionnels.
Le rapport insiste, avec raison, sur la nécessité de doter nos infrastructures de partage de données d’un cadre robuste, interopérable et sécurisé. Appelées Digital Public Infrastructures au niveau onusien ou Data Spaces au niveau européen, elles organisent le partage fluide et sécurisé de données qui n’ont pas vocation à être ouvertes du fait de leur sensibilité au sein d’un cercle fermé d’acteurs. Car au-delà des apparences, ce sont ces infrastructures qui permettent à l’État et aux acteurs privés de collaborer efficacement. Elles sont, sans éclat, l’épine dorsale de l’efficience de nos politiques publiques dans des domaines aussi variés que la santé, l’agriculture, l’éducation, la consommation, le logement ou la mobilité avec par exemple EONA-X, data space de la filière Mobilité-Transport-Tourisme qui permet une meilleure coordination publique-privée pour répondre aux défis de la multi-modalité durable.
Des bénéfices méconnus, mais réels
Ne nous y trompons pas : ces infrastructures, bien qu’invisibles, apportent des bénéfices considérables. Pour les administrations, d’abord, elles simplifient les processus et améliorent la coordination entre les différents services. Pour les entreprises, ensuite, elles permettent d’optimiser la gestion des ressources et d’accroître la transparence. Il est ainsi estimé que “Mon Espace Santé” a déjà permis de réduire la redondance des actes médicaux, générant des économies colossales : entre 1 et 5 milliards d’euros par an. Ce simple chiffre devrait faire réfléchir sur l’importance de ces infrastructures.
Le rapport met en lumière un autre aspect tout aussi essentiel : l’impact environnemental. Bien que le numérique soit souvent accusé d’aggraver l’empreinte écologique, il peut également, lorsqu’il est bien pensé, devenir un allié précieux dans la transition énergétique. Grâce à ces infrastructures, il devient par exemple possible de suivre et d’optimiser la consommation énergétique des bâtiments publics, tout en renforçant la résilience des systèmes.
Enfin, un troisième bénéfice, peut-être moins évident mais tout aussi crucial, concerne la souveraineté numérique. En développant des infrastructures publiques, l’État renforce son indépendance face aux géants du numérique, souvent étrangers, et s’assure de garder le contrôle sur ses données sensibles. C’est une nécessité stratégique, à l’heure où la cybersécurité devient un enjeu majeur pour toutes les nations.
Le défi de l’avenir : concilier vitesse et sécurité
Pour autant, la route n’est pas sans embûches. Le grand défi de demain sera de trouver cet équilibre délicat entre rapidité d’exécution et rigueur dans la gestion des données. Ce rapport – fruit d’une collaboration entre des personnes issues de plusieurs ministères, organismes publics ou associatifs et acteurs privés – propose plusieurs pistes pour relever ce défi, notamment la mise en place d’équipes spécialisées, capables de combiner l’agilité d’une start-up avec la stabilité des grandes institutions publiques.
Mais peut-être que la solution la plus audacieuse réside dans ce que le rapport appelle une “dictature collaborative”. Une fois les décisions prises de manière collective, il est essentiel de les appliquer avec une volonté inébranlable, en conjuguant discipline et esprit d’initiative.
En fin de compte, cette publication est un plaidoyer pour réhabiliter l’invisible. Pour rappeler que le progrès ne réside pas toujours dans l’innovation spectaculaire, mais parfois dans le fonctionnement discret et efficace de ces infrastructures qui soutiennent, sans bruit, les grandes ambitions de nos sociétés modernes.
À l’heure où l’intelligence artificielle occupe le devant de la scène, il est bon de se rappeler que les véritables avancées, celles qui transformeront durablement nos sociétés, reposent souvent sur des fondations plus discrètes, mais tout aussi indispensables.
Arno Pons, Digital New Deal
Thierry Pech, Terra Nova
Publié dans La Tribune : https://www.latribune.fr/opinions/tribunes/urbanisons-le-numerique-1006179.html
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